Commentaire sur le film JOSEP de Aurel
par Marcel Gaumond
DESSINER, PEINDRE, ÉCRIRE, CHANTER ... POUR NE PAS TUER LA BEAUTÉ DU MONDE
Texte dédié à Geneviève, artiste-peintre et photographe
« Montrer le dessin comme un cri. Un cri qui permet de vivre le monde tel qu’il est, sans être dupe de ce qui n’y tourne pas rond. Un cri poussé dans l’espoir d’améliorer les choses. Un cri universel qui, pour Josep, pour moi, passe par une feuille et un crayon. »
Aurel, réalisateur du film JOSEP
« Ne tuons pas la beauté du monde. Chaque fleur, chaque arbre que l'on tue revient nous tuer à son tour. Ne tuons pas le chant des oiseaux. Ne tuons pas le bleu du jour. La dernière chance de la terre, c'est maintenant qu'elle se joue. Faisons de la terre un grand jardin pour ceux qui viendront après nous. »
Extrait du texte de la chanson Hymne à la beauté du monde de Luc Plamondon
L’histoire de Josep racontée par Léon à Valentin, son petit-fils
Février 1939. Sept mois avant le début de la Deuxième Guerre mondiale, des centaines de milliers d’Espagnols chercheront à trouver un refuge en France, afin d’échapper au régime totalitaire de Franco. Un événement auquel on donnera le nom de la Retirada - « retraite » en français. Ceux-ci seront parqués dans des camps de concentration où ils seront pendant des mois, voire des années, mal nourris, mal soignés et souvent victimes du mépris et de la brutalité de leurs geôliers. Parmi eux, Josep Bartoli, journaliste engagé et artiste d’exception auquel se liera d’amitié Léon, un gendarme que l’on peut qualifier, lui aussi, d’exception, tant son attitude d’empathie à l’égard des réfugiés se démarque de celle de la plupart de ses congénères. Dans le film qu’a réalisé Aurel - lui-même journaliste et dessinateur - sur Josep, l’histoire de celui-ci sera racontée par Léon à son insouciant de petit-fils Valentin qui ignorait tout de la Retirada et du parcours fabuleux de ce résistant auquel son grand-père a tendu une main secourable.
Pour ne pas mourir, exprimer ce qui nous fait mal ou l’enterrer
Pour Josep, comme l’a commenté un journaliste de la presse française, « dessiner, c’est photographier la réalité. C’est participer à la création de la mémoire collective pour ceux qui ne peuvent s’exprimer. » Pour Josep, dessiner est une nécessité, tout comme pour la chansonnière Anne Sylvestre, Écrire pour ne pas mourir en est une. « Écrire pour ne pas mourir, chantera-t-elle, écrire sagesse ou délire, écrire pour tenter de dire, dire tout ce qui m’a blessée, dire tout ce qui m’a sauvée ». Dessiner, peindre, écrire, chanter, être présent, religieusement présent à tout ce qui émerge en soi et devant soi, comme joies et tristesses corporelles, comme espoirs et désespoirs, et puis parvenir à l’exprimer dans une forme ou dans une autre. Afin de ne pas être prisonnier de ce qui nous affecte. Afin de créer une saine distance entre ce qui nous élève et ce qui nous écrase. Afin d’ouvrir un espace à d’autres possibles, à tout ce que la Vie recèle dans les régions immensément vastes, complexes et inexplorées de sa réalité inconnue. Avons-nous besoin d’avoir un aperçu de la version extérieure, physique, de cette réalité pour en appréhender sa version intérieure, spirituelle, tout aussi vaste, complexe et inexplorée? Dans ce cas, métaphoriquement parlant, il est parfois inévitable que nous soyons confrontés à un « trou noir » d’où n’émerge aucune lumière. Je fais là allusion à ce type d’expérience où la mort rôde et frappe. Pas cette mort qui, sur le moment, convie une renaissance, mais plutôt une mort qui ne laisse dans la bouche qu’un goût de cendres et dans l’âme, nulle autre empreinte que celle d’un mal destructeur. Combien de gens, confrontés à de telles expériences, ne trouvèrent d’autres issues que celle du suicide ! Mais plus fréquemment, la voie empruntée pour survivre à de telles expériences consiste à enterrer ce mal qui ne semble pouvoir activer autre chose que la pulsion de mort. C’est le choix qui s’imposa à Jorge Semprun, écrivain espagnol, contemporain de Josep, qui, une fois libéré en avril 1945 du camp de concentration de Buchenwald où il fut déporté en septembre 1943, ne parviendra pas à compléter l’écriture d’un premier ouvrage - Le Grand Voyage - avant dix-huit longues années. Il s’en expliquera dans son livre L’écriture ou la vie, publié en 1994.
Temps et confiance : les ingrédients indispensables pour apprivoiser ce qui nous fait peur
Tout psychothérapeute se voit tôt ou tard confronté à ce dilemme vécu personnellement et rencontré dans la personne de ceux et celles qui sollicitent son aide : faire face à ce que j’appelle la blessure originelle en vue, si possible, de progressivement l’apprivoiser ou bien de la maintenir profondément enterrée par l’adoption de mille et un accommodements de survie. Dans un article intitulé « La Psychose, une réponse à la peur »[1], mon collègue analyste Daniel Bordeleau décrit bien cette dynamique psychique qui trouve son paroxysme dans la psychose, c’est-à-dire dans une forme sévère de dissociation entre le moi de la personne et une réalité que celle-ci craint de confronter, tant cette réalité est pressentie comme destructrice, trop souffrante et trop menaçante. Pour que cette réalité soit approchée et enfin apprivoisée, les ingrédients temps et confiance s’avéreront indispensables. En mettant à contribution son dessin et sa créativité, Josep pu confronter directement la plus que pénible et périlleuse réalité qui fut la sienne et ses compatriotes dans son camp de réfugiés, tout comme chorales et orchestres ont pu voir le jour dans des camps de concentration tels Terezin, Buchenwald et Auschwitz.
Un exemple modèle d’une démarche d’apprivoisement et d’intégration des tourments de l’âme
Suite à la rupture amicale et professionnelle qui interviendra entre lui et Freud, peu de temps avant le début de la Première Guerre mondiale, Jung entreprendra ce qu’il appellera dans Ma vie, au chapitre six de son récit autobiographique, sa « Confrontation avec l’inconscient ». Lors de cette période de confrontation qui dura plusieurs années, il prit la peine tout au long d’écrire les rêves et les visions qui lui vinrent à l’esprit et d’illustrer ceux-ci par de nombreux dessins et peintures qui se trouvent en bonne partie dans son Livre rouge. Liber novus, publié en 2009, un demi-siècle après son décès. Une note datée du 12 novembre 1913 précède le début des Livres noirs dans lesquels Jung avait puisé la matière de son Livre rouge. La voici : « Une tâche immense s'offrait à moi - j'en voyais la taille énorme - et sa valeur et sa signification m'échappaient. Je suis entré dans l'obscurité et j'ai avancé à tâtons sur mon chemin. Ce chemin était vers l'intérieur et vers le bas. » En apprenant l’histoire de Josep, de la bouche de son grand-père Léon, Valentin sera désormais habité par l’importance vitale qu’est susceptible d’avoir sa propre activité de dessin à laquelle il avait antérieurement commencé à s’adonner. Et suivant le modèle de Jung, combien de gens ont pu depuis, dans le cadre de leur démarche d’analyse, donner la parole aux tourments de leur âme via l’écriture de leurs rêves, le dessin, la peinture, le modelage et le jeu de sable.
P.S. Nous espérons à nouveau vous proposer des « Rencontres du Ciné-psy », au lendemain de l’actuelle pandémie. À suivre sur le site www.cine-psy.com!