De ZELIG (alias Woody) au HÉROS TRÈS DISCRET
par Marcel Gaumond
Il y a bien des années, Woody Allen confiait: «Je n'ai qu'un seul regret dans ma vie, c'est celui de ne pas être quelqu'un d'autre.» La piètre image qu'Allen enfant avait de lui-même (Woody is everybody but nobody), couplée d'une propension pour l'ailleurs, n'a pas manqué de lui jouer des tours. Jeune écolier, il s'était naïvement laissé kidnapper par deux types qui lui avaient promis de l'amener dans un endroit peuplé d'elfes et de fées, un royaume où on n'avait qu'à lever la main pour obtenir autant de bandes dessinées et de chocolats qu'on en désirait[1]. Interrogé l'an passé par Bernard Pivot, dans le cadre de l'émission télévisée «Bouillon de culture», on a pu constater que douze ans après la magistrale réalisation de son ZELIG, ce sentiment ne l'avait toujours pas quitté. Sans sourciller, il y affirmait alors que tout comme son héroïne de LA ROSE POURPRE DU CAÏRE, il préférait la vie du cinéma à la vie réelle. «Il n'y a qu'un seul problème avec le cinéma, avouait-il, goguenard, il n'est pas possible d'y dénicher un vrai steak.»
Dans UN HÉROS TRÈS DISCRET de Jacques Audiard, l'éternel Zelig[2] se réincarne dans la peau d'Albert, lecteur insatiable qui se complaît à imiter les personnages des contes, des romans ou des journaux qui lui tombent sous la main. Lorsqu'Albert bute sur des mots étrangers qu'il ne connaît pas, il n'a pas froid aux yeux, il va faire leur connaissance dans le dictionnaire. Lorsqu'il rencontre des gens haut placés, son statut médiocre ne l'enterre pas, il sait comment - par imposture - se tailler une place à leurs côtés. Avec les mots, il déjoue les maux. Avec le plagiat, le simulacre et la comédie, il obtient trois fois plus que s'il s'obstinait à vivre en toute conformité à sa misérable réalité.
De sa mère, Albert avait appris le profit que l'on pouvait tirer du mensonge. D'une amie péripatéticienne, il apprendra ce qu'il faut faire pendant l'amour pour prolonger le plaisir: «tu imagines, Albert, que tu entres dans un bon restaurant et là, tu commences par déguster des yeux tous les plats succulents qui y sont offerts; ensuite, tu savoures et tu manges lentement, lentement!»
«La vie réelle est insupportable, dira Albert (alias Trintignant), en rétrospective. La plus belle vie est celle que l'on invente. Et quand la mort viendra, on lui mentira.» Pour réussir, il suffit d'être brillant, séduisant et d'avoir l'esprit présent. Albert avait tout ça! Sauf que...
Deux événements. Le premier: celle qui partage son lit lui demande s'il se sent bien avec elle et s'il l'aime. Pas facile pour Albert que cet appel à la franchise, alors que toute sa vie est un tissu de mensonges! Le second: promu colonel pour avoir réussi à se faire passer pour un malin héros de la résistance, c'est à lui qu'échoit la responsabilité de passer aux armes sept déserteurs français. Dans l'espoir d'avoir la vie sauve, ceux-ci avaient troqué leur costume national pour celui des allemands. Que ses habits de colonel le contraignent à faire fusiller de braves compatriotes qui n'avaient comme tort que celui d'avoir comme lui revêtu les habits de l'autre, c'était le comble! Que le ridicule tue, ça Albert aurait pu s'y attendre, mais l'ironie! Éros et Thanatos auront eu raison de lui (alias Nous Tous). Une consolation, cependant: en mordant la poussière, Albert se fera de nouveaux amis: les mots dits qui délivrent du mal intérieur, la vérité qui libère.
MENSONGE ET WOODEN TONGUE. Tricher, faire semblant, insinuer, maquiller, camoufler, parader, s'en tenir aux demi-vérités, persuadés que l'autre demie n'est jamais bonne à dire, parler avec une langue de bois et jouer la comédie (with a wooden tongue, would say Woody), voilà ce que notre chère-et-pauvre nouvelle société endettée nous enseigne. Toute la sagesse dans le petit commerce. Plus question, companieri, de laisser paraître sur la place publique une libido nommée désir (propos de Nancy Houston, en entrevue), plus question d'appeller les choses par leur nom (Parizeau, ne taisant pas sa déception), pas question non plus et pas de subvention pour ceux qui ont la mémoire trop longue, trop cinglante et trop crue (sort de Falardeau, alias Elvis Gratton). Alors quoi?
CINÉ-PSY
Rien! Rien qu'un petit Ciné-psy! Qui n'a pas de prétention. Qui ne veut pas changer qui et quoi que ce soit. Qui veut tout simplement introduire un espace de réflexion dans le champ de ce qui se définit étymologiquement par le mouvement (du grec kinema, kinema): le cinéma.
Ciné-psy, c'est d'abord une nouvelle chronique que vous propose l'équipe du Cinéma Le Clap en collaboration avec Le Cercle Jung de Québec. Ciné-psy, c'est ensuite un lieu de parole pour les passionnés du cinéma et d'analyse. Pas «spécialistes»,
p-a-s-C-I-o-N-É-s/P-a-s-S-Y-o-n-é-s! Ciné-psy, c'est une occasion de retrouvailles pour ces frère et soeur jumeaux nés au début du xxe siècle, c'est la mise en présence de deux écrans au coeur sensible:
1) CINÉ pour cinéma/le grand écran extérieur qui nous réfléchit, parfois dans des nuances extrêmes et une poésie sublîme, tous nos mouvements intérieurs, nos folies et nos grandeurs, nos douleurs, nos errances, nos abominables contradictions, nos petites joies simples, nos clins d'oeil, nos totales aberrations, nos violences sans nom, nos appétits, nos déserts immenses, nos pays qui se meurent, nos fleurs, nos dictateurs, nos-femmes-qui-sont-belles-belles-belles, nos-héros-qui-pleurent-comme-de-petits-enfants-sur-le-sein-de-leur-mère, ZELIG et Albert,...
2) PSY pour psyché/le petit écran intérieur, le miroir intime qui nous en dit tout autant sur ce qui se passe sur la scène extérieure, avec un avantage peut-être sur l'autre, celui de ne pas pouvoir être commercialisé. À moins que des Jo-Jo du genre commères-ciel-isées en fassent ce qu'en ont fait tous les poudrés et tous les mystificateurs de l'histoire: l'envers du sacré, la banalisation du mystère, l'exploitation de la peur et de la misère!
Ciné-psy, alors, c'est la rencontre du meilleur et du pire, c'est l'image du vide qui, à la vitesse de la lumière, nous quitte et nous revient après avoir été, sous le pinceau du cinéaste, colorée sur l'écran blanc. C'est aussi la parole du silence qui s'entend, lorsqu'à la fin du film, on regarde le panégyrique. Ciné-psy, c'est un Sphinx et une Sphinge qui nous interrogent. Qu'a dit le miroir, au juste?
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[1] Événement rapporté dans "On being funny, Woody Allen & Comedy", par Éric Lax, Manor Books, New York, 1977.
[2] Zelig est un mot yiddish qui réfère au Sermon sur les béatitudes et que l'on peut traduire par «bienheureux dans l'éternel». Voir mes articles ayant comme titres "Zelig et Gollum. Petit essai sur les rapports entre la psychanalyse et le cinéma" et "Zélig, l'homme caméléon, en thérapie analytique", parus dans les chapitres 1 et 3 du livre LE CINÉMA, ÂME SOEUR DE LA PSYCHANALYSE, premier ouvrage de la nouvelle collection "L'instant ciné", édité par L'instant même en 2005, à l'occasion des dix premières années des Rencontres du Ciné-psy.